samedi 2 février 2008

"La peau est ce qu'il y a de plus profond"

Expo " la peau est ce qu'il y a de plus profond "





Anéén-Genaaid, de Berlinde De Bruyckere (2002) ; Memoria, de Bill Viola (2000)
( Courtesy Galleria Continua, San Gimignano- Beijing; Hauser & Wirth, Zurich-London ; Courtesy James Cohan gall )




TOUCHES PAR LA PEAU



Des chairs roses de Rubens aux pâtes épaisses de Tàpies, l'épiderme est exposé dans tous les sens et sous toutes les coutures à Valenciennes.


La peau. Thème aussi surprenant qu'inédit pour une exposition d'art contemporain. On pouvait en attendre le pire : quelques curiosités artistico-médicales au goût du jour, sur fond de manipulations génétiques... Rien de tel au musée des Beaux-Arts de Valenciennes, où une centaine d'oeuvres d'artistes contemporains, tels l'Italien Giuseppe Penone, l'Américain Bill Viola, le Belge Jan Fabre ou l'Espagnol Tàpies, cohabitent avec les grands triptyques religieux du XVIIe siècle flamand, les natures mortes hollandaises, ou encore des scènes galantes du XVIIIe siècle français.

Mêler oeuvres contemporaines et collections anciennes n'a rien d'une première. C'est même devenu quasiment une obligation pour la plupart des musées. Presque un poncif. Cette expo mérite pourtant une attention particulière : bien au-delà d'une simple juxtaposition, le visiteur se trouve confronté à un véritable manifeste.

Pourquoi la peau ? Une idée signée Emmanuelle Delapierre, la nouvelle conservatrice du lieu : « La tonalité générale de nos collections d'art ancien est marquée par les chairs abondantes du Flamand Rubens, certes, mais peut-être plus encore par les toiles aux fourmillements moirés du Valenciennois Watteau. Après un XVIIe siècle français rigoriste et cérébral avec des peintres comme Philippe de Champaigne, le siècle des Lumières proposait en effet une approche plus subtile, plus sensible : la touche de peinture devenait apparente. On parlait alors de "caresse du regard". Au XIXe siècle, le sculpteur Carpeaux, autre célébrité de la ville, continua dans cette veine en imprimant à ses plâtres la trace nerveuse de ses doigts. La carnation et l'effleurement comptent ainsi parmi les caractères dominants de notre musée. Il s'agissait, par cette exposition, de les revaloriser. »

Pour donner un titre et une âme à pareille entreprise, une phrase de Paul Valéry fit parfaitement l'affaire : « La peau, c'est ce qu'il y a de plus profond. » La peau comme allégorie des valeurs humanistes. Comme surface de palpitation, d'échange, de connaissance aussi. Exit ici les traitements type tatouage et scarification, jugés trop superficiels.

Parmi les artistes sélectionnés, Giuseppe Penone étire la peau en paysage, Antoni Tàpies l'épaissit comme une pâte à pain prometteuse. En souvenir d'une enfance trouble auprès de parents restaurateurs de tapisseries, Louise Bourgeois, elle, rapetasse et scarifie une tête avec des morceaux de tissus, tandis que le Chinois Huan Zhang inscrit les noms des membres de sa famille sur son visage, jusqu'à disparaître dans l'encre noire au fur et à mesure que celle-ci s'agrandit.

Adeptes des images triviales liées à l'anatomie, les artistes flamands s'ingénient à retourner la peau comme un gant, jusqu'à aboutir au système digestif, motif de prédilection de Patrick Van Caeckenbergh. Quant à Jan Fabre, il imagine une robe en rondelles d'os. Par un renversement vertigineux, c'est alors la charpente qui constitue l'« enveloppe ». Mais c'est avec la main que la peau atteint sa sensibilité maximale. Dans la salle de Carpeaux, l'Américain Robert Morris, les yeux bandés, retrace au doigt les contours de la montagne Sainte-Victoire chère à Cézanne. Suggérant que le toucher tient rôle de regard.

Aucune logique, aucune ligne droite dans ce parcours. Plutôt une approche discontinue, qui s'accorde à merveille avec les accumulations improbables des natures mortes du XVIIe siècle, ces choux nervurés comme des cervelles, ces pelures spiralées des citrons, ces fourrures animales qui frôlent les peaux gluantes des poissons. De manière détournée, en juxtaposant des surfaces diverses, les peintres de l'époque traitaient du drame humain.

De telles confrontations permettent aussi d'établir quantité de correspondances philosophiques. Lorsque l'artiste contemporain Antoni Tàpies affirme que « nous sommes unis à chaque détail, chaque chose, chaque arbre, chaque animal, chaque montagne de la nature », il trouve ici un écho subtil dans les toiles de Rubens : dans les chairs marbrées, le rose indique la présence du sang, tandis que les reflets verts signalent la mort en marche dans chaque corps, des teintes qui parsèment également les paysages et les soieries alentour... Ce grand flux panthéiste sollicite tous les sens et non plus seulement la vue. La métaphore de l'architecte Leon Battista Alberti (1404-1472) selon laquelle le tableau est « une fenêtre ouverte sur le monde » colle mal désormais avec cette peinture tactile, sonore même. Si depuis les Grecs primeur était donnée en Occident au regard - l'homme étant placé dans une situation d'observateur face au monde, donc à l'écart... -, pareille conception ne convient plus à l'art contemporain. Il flirte avec trop de nouvelles disciplines, s'immerge trop fort en elles.

Ainsi, au musée de Valenciennes, l'apologie de la sensation tous azimuts prend valeur de manifeste : elle signe la fin d'un art conceptuel essoufflé, parce que trop cérébral. Le peintre Bruno Carbonnet, qui dans l'exposition s'est emparé du thème de la main et du toucher, le résume par ces mots : « sentir ce qui échappe à la pensée... »

A voir
"La peau est ce qu'il y a de plus profond", jusqu'au 13 mars au musée des Beaux-Arts, bd Watteau, Valenciennes (59). Tous les jours sauf mardi, de 10h à 18h (jeudi jusqu'à 20h). Tél. : 03-27-22-57-20.


Catherine Firmin-Didot

Extrait de Télérama.fr